La Problématique des accents chez Georges Feydeau.

La problématique des accents. Espagnol et anglais chez Georges Feydeau.

Par Isabelle Rainaldi. Professeur  d'anglais et théâtre.
 theatreartaud.blogspot.fr

Tous droits réservés Isabelle Rainaldi.

Cette année, Un Fil à la Patte de Georges Feydeau est au programme de l'enseignement de spécialité en Terminale Littéraire . J'ai donc choisi en tant que professeur de langue d'aborder l'oeuvre sous la problématique des personnages à accent, en accord avec mon comédien-partenaire François Champeau.
Comme je l'ai exposé dans mon précédent article, A la Recherche de Richard sur Un Plateau, j'ai le privilège de travailler au Lycée Antonin Artaud de Marseille avec les Terminales L en LELE (Littérature étrangère en Langue Etrangère) et en théâtre. Cette double casquette me permet de monter des projets transversaux et de jeter des passerelles entre ces deux matières qui sont à mon sens tout à fait complémentaires. En effet, parler une langue étrangère, c'est avant tout se projeter, comme on le fait sur un plateau de theâtre.
La pièce de Feydeau "Un Fil à la Patte", au programme de Terminale, spécialité théâtre, était à ce titre intéressante car elle contient plusieurs personnages à accents.
Travail préliminaire : qui représenter et comment?
Le plus célèbre d'entre eux est le Général Irrigua. Il s'agit d'un personnage originaire d'Amérique du Sud, à la fortune d'origine douteuse, prétendant de Lucette Gautier, chanteuse et "cocotte", personnage féminin principal. Lucette n'a de cesse de reconquérir son amant, Bois d'Enghien, fiancé à une jeune bourgeoise Vivianne.  Bois d'Enghien cherche en vain à se débarrasser de ce "Fil à la patte" qu'est devenue Lucette afin de pouvoir se marier en toute tranquillité. Le Général Irrigua correspond à la figure du "rastaquouère", populaire à la fin du dix-neuvième siècle où se moquer des manières et des accents étrangers était tout à fait admis.  Comme son nom l'indique, Irrigua a un caractère très expansif, nullement dans la retenue, il se répand pareillement en serments d'amour et en menaces de mort.
Nous nous somme également concentrés sur le personnage de Miss Betting, suivante de Mlle Vivianne, la promise de Bois d'Enghien. La scène choisie comportait également un échange avec la Baronne, mère de Vivianne. Le comique repose sur un dialogue mêlant anglais et français, ni la baronne, ni Miss Betting ne comprenant un traître mot de ce que l'autre vet dire.
Bref historique des personnages à accent
Lors de nos séances théoriques, nous avons évoqué la problématique des accents et des sabirs dans le théâtre de Shakespeare à nos jours.  Nous avons donc lu des extraits du Bourgeois Gentilhomme de Molière (acte IV scène 5),  de Henri V de Shakespeare  (Acte III scène 3) et Goldoni "La Fille du Collectionneur".  En cours de Littérature Etrangère, nous nous sommes concentrés sur Henri V, où c'est l'accent français des deux personnages féminins, l'une tentant en vain d'inculquer à l'autre quelques mots d'anglais, qui déclenche  le  rire. Les élèves ont pu  comparer la portée de la situation comique dans les deux langues sources et cibles.

Extrait :
KATHARINE Alice, tu as été en Angleterre, et tu parles bien le langage.
ALICE Un peu, madame.
KATHARINE Je te prie, m'enseignez: il faut que j'apprenne a
  parler. Comment appelez-vous la main en Anglois? 5
ALICE La main? elle est appelée de hand.
KATHARINE De hand. Et les doigts?
ALICE Les doigts? ma foi, j'oublie les doigts; mais je me
  souviendrai. Les doigts? je pense qu'ils sont
  appelés de fingres; oui, de fingres. 10
KATHARINE La main, de hand; les doigts, de fingres. Je pense
  que je suis le bon écolier; j'ai gagne deux mots
  d'Anglois vitement. Comment appelez-vous les ongles?
ALICE Les ongles? nous les appelons de nails.
KATHARINE De nails. Ecoutez; dites-moi, si je parle bien: de 15
  hand, de fingres, et de nails




Au plateau : Le Général Irrigua, une personnage "débordant"

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Nous sommes ensuite passés à la pratique de plateau. Une de nos élèves a souhaité se concentrer sur un projet de scénographie avec pour tuteur Olivier Thomas, qui travaille entr'autres pour la compagnie Tandaïm (voir article précédent Théâtre à Marseille : Une Recontre avec Alexandra Tobelaim). Nous avons immédiatement  opté pour une atmosphère hispanisante pour les scènes avec le Géneral Irrigua. Les répliques du personnages sont déjà écrites phonétiquement avec l'accent espagnol, donnant lieu à des cascades de quiproquos.
Par exemple, Irrigua offrant un bouquet de roses à Lucette. (Acte I scène XVI)
LE GÉNÉRAL
Bueno… cé lé sont des rosses qué yo mets aux pieds dé la reine des rosses !
LUCETTE et MARCELINE (minaudant)
Aah !
LE GÉNÉRAL (content de lui)
C'est oun mott !
LUCETTE
Vous êtes galant, Général !
LE GÉNÉRAL
Yo fait cé qu'onn peut !
MARCELINE (à part)
C'est égal, il ferait bien de prévenir qu'il a de l'accent !
Le parti-pris de mise en scène serait le suivant : Irrigua serait un taureau furieux entrant dans une arène, ce qui faisait partie du projet de scénographie développé et serait toréé par les autres protagonistes.  Les élèves ont donc créé leur Irrigua à partir de ce présupposé, l'accent espagnol venant se superposer aux différentes "couches"  de composition.  Comme dit précédemment,  la prononciation ne posait pas en elle-même de gros problèmes,  les répliques étant déjà écrites ainsi par Feydeau, il fallait cependant se les approprier pour donner toute sa dimension à ce personnage haut en couleur.

Miss Betting : Une Lady Punk

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Nous nous sommes ensuite concentrés sur le personnage de la nurse anglaise,  Miss Betting qui apparaît dans l'Acte II scène 1.  Nous avons encore une fois réinventé la scénographie, tout en conservant deux portes pour les entrées et les sorties.  Il est en effet quasiment impossible de monter une comédie de Georges Feydeau sans respecter ce dispositif de base. Cette fois, nous transposions la scène dans l'Angleterre des Sex Pistols et de Margaret Thatcher!  Nous prîmes le texte de Feydeau au pied de la lettre,  Miss Betting hérissant d'épingles le corsage de Vivianne. Les épingles à nourrice, emblèmes du mouvement punk, nous donnèrent la couleur de la scénographie. Sur une musique et des lumières violentes  (la régie son et lumière étant confiée aux élèves) les deux personnages se livrent à des essayages.
Extrait.

Miss Betting
À minute, it is ready !… A pin please.

Viviane, lui donnant une épingle
Again ! Then you wish my lover to pick his fingers.

Miss Betting, moitié riant, moitié grondant.— Oh ! Miss Viviane, shocking !
Elles rient.

La Baronne, entrant du fond
Eh, bien ! Viviane, tu es prête ?

Viviane
Mais quand Miss aura fini de m’épingler. Je ne sais pas si elle conspire contre mon fiancé, mais je suis plus hérissée de pointes qu’un vieux mur garni de tessons de bouteilles…
(Étourdiment.) On dirait vraiment qu’elle craint l’escalade !

Je pris en charge le coaching linguistique de la comédienne jouant Miss Betting dont l'accent anglais ne pouvait pas souffrir de défaut. L'élève possédait déjà un bon niveau d'anglais oral. Je lui donnais comme directives de ne pas laisser tomber la voix en fin de phrase, de faire porter l'accent sur les mots porteurs de sens et de surtout bien lier les mots entre eux. Je lui citais en exemple le personnage extravagant de Emily Howard jouée par David Walliams dans le show TV britannique "Little Britain". Emily Howard est un travesti qui cherche à tout prix à convaincre qu'elle est une lady de l'ère victorienne, ce qui fait lui fait exagérer son accent et ses manières. Je voulais un décalage entre l'accent "posh" de la nurse et sa tenue punkisante.
Pour Viviane, le travail fut différent, car bien que parlant parfaitement anglais, elle est néanmoins française. Je suggérais à l'élève de conserver une pointe d'accent français en particulier les "r" gutturaux.
Pour la baronne, nous avions plus de latitude, l'anglais lui étant une langue totalement inconnue. Nous avons donc eu recours à l'improvisation. L'élève en charge du rôle a finalement composé un personnage de baronne décalée, un peu portée sur la boisson, d'où sa diction à la fois décomplexée et farfelue de la langue de Shakespeare.
Extrait

La Baronne, essayant de se faire comprendre
Non… Je dis : "Miss, il faut que vous restiez pour notre soirée." (Voyant que Miss sourit sans comprendr e— avec l’accent anglais.) Il faut, vous rester… pour soirée de nous !… Soirée… danse… danse ! (Elle esquisse le mouvement de danser, Miss la regarde en souriant, l’air hébété. Au public.) Elle n’a pas saisi une syllabe ! Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre ce que je lui dis !

Miss, souriant toujours
What does that mean ?

La Baronne, abandonnant la partie à Viviane
Oh ! explique-lui, toi ! moi, j’y renonce.

Viviane, à Miss, en anglais
Mamma wishes you to say if you really can not stay to our soirée.

Miss, à la baronne et très rapidement
Oh ! no ! and I much regret it, for it would have given me the pleasure of getting acquainted with Miss Vivian’s lover ; but my mother is poorly, and I promised to spend the evening with her.

La Baronne, qui a écouté cette avalanche de paroles avec un sérieux comique, accompagné de hochements de tête comme si elle comprenait
Oui, oui, oui ! c’est pas la peine de me dire tout ça à moi, je ne comprends pas un mot ! (À Viviane en riant.) Qu’est-ce qu’elle a dit ?

Ce travail a donné lieu à une représentation au Lycée Antonin Artaud dont vous pouvez visionner la vidéo en suivant
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